IA générative : l’Autorité de la concurrence alerte contre la trop grande concentration

Money calls money

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Dans un avis publié le 28 juin, l’Autorité de la concurrence française avertit de « risques concurrentiels » dans le domaine de l’IA générative. Dans la course aux fonctions, la puissance de calcul représente un facteur-clé de réussite. Plusieurs géants du numérique, Microsoft et Alphabet en tête, ont déjà une avance « immense ».

Le 8 février, l’Autorité de la concurrence s’était autosaisie sur le dossier de l’intelligence artificielle générative. Face à un marché qui pourrait dépasser les 200 milliards de dollars de chiffre d’affaires en quelques années, elle notait plusieurs signes de vigilance. Notamment, les énormes prises de participation de certains géants du numérique, telles que Microsoft dans OpenAI, ou encore Amazon et Alphabet dans Anthropic.

L’Autorité a rendu son avis vendredi 28 juin. Elle s’inquiète de l’avance prise par certains gros acteurs et de la distorsion de la concurrence qu’elle entraine. Dans ce contexte, l’émergence de nouvelles entreprises pouvant se faire une place au soleil parait compromise. Les investissements tendent également à se concentrer sur les grandes entreprises déjà en place.

Le même schéma partout

Selon l’Autorité de la concurrence, on retrouve désormais la même organisation un peu partout pour la chaine de valeur. On trouve ainsi les grands acteurs du numérique, dont Microsoft et Alphabet, « présents sur l’ensemble de la chaine de valeur ».

L’autre groupe d’acteurs majeurs est constitué par les développeurs de modèles. Sont cités Anthropic, HuggingFace, Mistral AI et bien sûr OpenAI. Dans la plupart des cas, ces développeurs sont en partenariat avec un ou plusieurs géants du numérique. Le cas le plus connu est OpenAI avec Microsoft, ce dernier ayant investi 13 milliards de dollars et obtenu 49 % des parts du développeur de modèles.

À l'inverse, Amazon, Apple, Meta et NVIDIA ne sont présents que sur une partie de la chaine de valeur. Certaines entreprises ont cependant pignon sur rue. Les résultats et l’action de NVIDIA explosent depuis des mois, portés par le chiffre d’affaires et la vive demande pour ses produits. La firme au caméléon jouit d’une attractivité hors norme avec les besoins en puissance de calcul, aussi bien pour entrainer les modèles que pour l’inférence.

De gros avantages concurrentiels

L’Autorité remarque, bien sûr, que ce sont les mêmes grandes entreprises que l’on retrouve presque partout. La nécessité de recourir à des processeurs spécialisés pour l’IA, l’importance des services cloud, l’obligation de disposer de larges réserves de données, les besoins importants en financement et la recherche de talents rares créent autant de barrières à l’entrée dans le marché.

L’Autorité note en particulier l’accès à la puissance de calcul. Des entreprises comme Alphabet, Amazon et Microsoft ont d’immenses centres de données un peu partout sur la planète. Elles développent leurs propres puces spécialisées dans l’IA. Cependant, elles passent dans le même temps d’immenses commandes à NVIDIA, dont elles sont « partenaires et concurrentes ». La taille même de ces entreprises leur permet de négocier avec NVIDIA et AMD.

Autre gros avantage, l’accès aux données. YouTube est cité en exemple. Le service fournit une « source majeure de données d’entrainement pour les modèles d’IA » d’Alphabet. « Elles peuvent aussi utiliser leur puissance financière pour conclure des accords avec des propriétaires de données tierces comme le montre l’accord conclu par Google pour un montant de 60 millions de dollars (soit environ 55 millions d’euros) par an pour accéder aux données de Reddit », ajoute l’Autorité.

Un risque conséquent de concentration

Ces entreprises bénéficient « d’un accès inégalé aux intrants [composants, ndlr] nécessaires pour l’entrainement de modèles d’IA générative », ainsi que d’avantages liés à leur taille. Outre la négociation en fourniture de matériel, elles peuvent réaliser de vastes économies d’échelle. L’avis cite également la « nature cumulative » de leurs effets de réseaux « puisque les données de retour des utilisateurs permettent d'affiner les futurs modèles et d’améliorer leur performance ou de proposer de nouveaux services ».

Les moyens des géants leur permettent aussi de recruter les talents par des salaires attractifs. Ils peuvent vanter la perspective de travailler sur des technologies de pointe, avec des ressources inégalées et une immense puissance de calcul, en développement rapide.

Enfin, l’Autorité constate que les outils d’IA générative sont déjà présents dans un nombre croissant de produits. Elle note surtout l’arrivée massive des fonctions « Copilot » dans les services et logiciels de Microsoft. Ce n’est pas le lancement récent des PC Copilot+ qui va contredire ce mouvement. « Par ailleurs, les places de marché de modèles (MaaS) de ces grandes entreprises permettent d’accéder à des modèles d’IA générative, propriétaires ou de tiers, conçus pour fonctionner dans leur écosystème », ajoute l’Autorité.

Des risques en pagaille

Premier risque identifié par l’Autorité, une entente sur les prix et la disponibilité des composants informatiques. Ces derniers pourraient être rendus inaccessibles à des entreprises plus petites. Elles pourraient aussi se voir imposer des conditions déloyales ou discriminatoires. L’avis pointe des risques autour du logiciel CUDA de NVIDIA, « seul environnement parfaitement compatible avec les GPU devenus incontournables pour le calcul accéléré ».

Deuxième risque, très bien connu celui-là, le verrouillage par les grands fournisseurs de services cloud. On parle ici des incitations financières et autres cadeaux faits pour attirer les clients (les fameux crédits), couplées à des frais élevés de migration vers un autre prestataire (egress fees). Des éléments que l’Autorité pointait il y a an. Pourtant, ces pratiques « déjà identifiées » semblent « perdurer et même s’intensifier afin d’attirer le plus grand nombre de start-ups actives dans le secteur de l’IA générative », déplore-t-elle.

Autre gros risque pointé du doigt, les débordements sur l’accès aux données. L’Autorité rappelle la sanction de 250 millions d’euros infligée à Google. En cause, son utilisation des contenus d’éditeurs et agences de presse dans l’entrainement de son modèle de fondation Gemini, sans les avertir, ni autorisation.

En outre, les mêmes acteurs useraient d’autres techniques, comme se réserver l’accès aux données des créateurs de contenus (si besoin est en leur versant d’importantes rémunérations que d’autres ne peuvent suivre) ou la limitation de cet accès. Sur ce second point, les géants abuseraient de règles juridiques, y compris sur la protection des données personnelles, ou en invoquant des préoccupations de sécurité.

L’Autorité cite également les risques sur l’embauche (fixation des salaires, accords de non-débauchage…), les conditions d’accès de certains modèles dits « ouverts », les accords d’exclusivité entre des fournisseurs de services cloud et les principaux développeurs de modèles de fondation (OpenAI dans Azure chez Microsoft, par exemple), les pratiques de vente liée (notamment dans les smartphones) ou encore le risque de collusion entre entreprises du secteur.

Investissements, un risque presque silencieux

Certains investissements doivent être examinés de près, selon l’Autorité de la concurrence. Le cas le plus flagrant est bien sûr celui de Microsoft dans OpenAI. Ces injections massives d’argent « peuvent permettre aux start-ups du secteur de bénéficier de ressources financières et technologiques des grandes entreprises et ainsi favoriser l’innovation », pointe l’Autorité.

Cependant, les investissements peuvent aussi « affaiblir l’intensité concurrentielle entre les deux entités, entrainer des effets verticaux, un renforcement de la transparence sur le marché ou un verrouillage de certains acteurs ». L’Autorité dénonce également un « manque de transparence ». Des inquiétudes « partagées par les autorités de concurrence dans le monde, comme le montrent notamment les investigations en cours concernant Alphabet, Amazon, Anthropic, Microsoft et OpenAI ».

Si l’avis n’aborde pas directement la question, on peut aussi évoquer la quantité d’argent disponible face aux investissements réalisés. TechCrunch a publié récemment un article évoquant la résilience des vieilles entreprises de la tech, dont IBM, Oracle et SAP. De grands noms aptes à inspirer confiance et à qui les investissements permettent de mieux négocier le grand virage actuel.

Le danger est que l’argent investi ne soit plus disponible pour de jeunes entreprises qui pourraient faire la différence, participant d’autant plus à renforcer les positions actuelles. « La concurrence est minimale car nous sommes dans des oligopoles et des duopoles. Il y avait autrefois des centaines d'éditeurs de logiciels, mais des décennies de fusions et d'acquisitions ont réduit le nombre d'options à quelques entreprises dans chaque zone géographique, catégorie, taille de marché et secteur d'activité », a ainsi indiqué l’analyste Ray Wang à nos confrères.

Des propositions tous azimuts

L’Autorité de la concurrence formule en conséquence une série de propositions s’adressant à de nombreuses entités, actuelles et à venir. À la Commission européenne par exemple, l’Autorité recommande de « porter une attention particulière » au développement des offres MaaS (Model as a Service). Les entreprises concernées pourraient ainsi être désignées comme contrôleurs d’accès, en vertu du DMA.

L’Autorité s’adresse ensuite au futur Bureau de l’IA ainsi qu’à l’autorité qui sera désignée en application du règlement sur l’IA (très probablement la CNIL). Les deux entités seront invitées à surveiller deux points. Premièrement, que la « mise en œuvre du règlement ne freine pas l’émergence ou l’expansion d’opérateurs de taille plus modeste ». Deuxièmement, que les grandes entreprises « ne détournent pas le texte à leur avantage ».

Elle milite pour une coordination internationale, et d’autant plus que les interrogations et initiatives sont multiples dans le monde sur l’IA. Elle pointe le futur sommet mondial sur l’IA qui aura lieu en février 2025 en France comme « l’occasion de renforcer la gouvernance mondiale de l’IA ».

Une puissance publique pour tous

Parmi les autres propositions, citons une insistance particulière sur le développement des supercalculateurs publics, Jean Zay étant d’ailleurs cité. Elle souhaite donc une poursuite des investissements pour mettre cette puissance à disposition du plus grand nombre, la possibilité de louer les ressources publiques à des acteurs privés (en gardant la priorité aux recherches académiques), et l’établissement de critères d’ouverture pour les modèles d’IA générative entrainés sur ces infrastructures.

L’Autorité recommande également d’inciter les ayants droits à prendre conscience des données dans les œuvres protégées pour entrainer les modèles. Par exemple, à travers des offres groupées pour réduire les coûts de transaction. Elle demande de la vigilance sur la dilution de la culture française, en facilitant la mise à disposition des données francophones (publiques et privées), pour préserver leur représentation.

Notons que ces propositions ne font appel à aucune modification législative.

Commentaires (1)


[Mode cinique on]
Quelle découverte les gros acteurs ont les moyens et les capacités de s'accaparer plus facilement des nouveaux marchés...
L'Autorité de la Concurence à dans ce contexte une vrai fonction...
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